Mais pourquoi est-ce que tu ne m'as pas entendue ! Je criais, pourtant, je te le jure, je criais à m'en arracher la gorge. De toutes mes forces je hurlais, et tu n'entendais pas. Et puis tu es parti, les épaules basses et le regard éteint... Et moi je me suis laissée glisser le long du mur froid, jusqu'à tomber en boule sur le sol, et j'ai pleuré des jours entiers... Murée dans ma prison, ma prison solitaire... Si j'avais su, Ethiale... Si j'avais su... C'était encore une de ces nuits où les nuages fuient devant la face de la lune, un vent acide qui secouait les branches noires et les faisait hululer. Il se glissait dans les interstices des vieilles pierres, et je n'arrivais pas à m'endormir. Tu étais parti la veille, et pas encore revenu. Je n'avais pas osé te suivre... Je savais ce que tu allais faire, et...Pardon, tu sais que je t'aimerai toujours, quoi que tu fasses. Mais c'est plus dur à chaque fois de te voir ce regard-là, celui qui appelle le sang et le feu. Je n'en peux plus de te suivre, de te regarder choisir celle qui sera ta reine de quelques minutes, et puis ta victime à jamais. D'attendre que tu aies fini avec elle, et qu'elle soit finie tout court... Et puis de courir à ta suite, loin du feu. Le dégoût au ventre, entretissé de soulagement, que tu t'en sois tiré une fois encore. Je sais que je t'ai déçu... Tu préfères quand je t'accompagne... Mais je ne pouvais pas, Ethiale, pas cette fois... Le sommeil ne venait pas, alors je me suis levée, j'ai chaussé mes bottes et je suis partie rôder dans les escaliers et les couloirs, toute seule. Enfin si l'on peut dire, ils étaient là aux frontières de la vue et du son, nos compagnons éthérés. Ils me suivaient, et j'entendais de loin leurs jacassements ou leurs plaintes. J'ai ouvert toutes les portes des deux étages, me suis assise sur tous les lits moisis, ai testé chaque chaise pour voir ce que les souris en avaient laissé. J'ai regardé au fond des vases et ouvert tous les tiroirs. J'ai fait bouger mon flambeau pour attirer des reflets mourants sur les facettes des bibelots de cristal, de porcelaine et de laiton. J'ai laissé mes traces dans la poussière épaisse, là où nous n'étions jamais allés... C'est dans l'une des pièces au fond d'une tour d'angle que j'ai trouvé le miroir. Il était tout pâmé et voilé de poussière et de toiles d'araignées. Sa monture de bronze à volutes m'a ravi le regard, j'ai souri. Et j'ai entrevu mon image à travers le voile, sourire dans le miroir. J'ai pris un bout de chiffon qui traînait et je l'ai essuyé. Il était magnifique... L'image qu'il rendait paraissait plus dorée que la vraie, les lumières étaient plus chaudes, les ombres plus douces. Je me trouvais belle dans ce miroir... Sur la tablette de la coiffeuse où il était posé, il y avait un coffret entrouvert. Le vieux collier à l'intérieur était lourd, terni, l'or assombri, mais si somptueux encore... Le chiffon a éveillé les pierres. Des rubis. Je l'ai posé sur ma gorge, j'ai souri au miroir. La lumière était plus vive à chaque seconde, je n'ai pas réalisé tout de suite. J'étais trop ébahie par la fille dans le miroir. Elle était plus belle que toutes tes reines mortes. C'est à ce moment-là que tu m'as manqué si fort que ça m'a mordu le coeur. C'est pour ça sans doute que j'ai fermé le collier sur ma nuque en ravalant mes larmes. L'une d'elles est tombée sur une pierre rouge. Je ne sais toujours pas si c'est le miroir, le collier ou la larme. Je sais juste que j'ai senti quelque chose. Comme un vertige à l'intérieur de moi. Un frisson qui m'a hérissé la peau, de la tête aux pieds. J'ai voulu retirer le collier et il n'y avait plus de fermoir. Et le miroir était clair. Il reflétait une salle ornée de riches tentures tombant jusqu'au sol, illuminée de dizaines de lampes. Et derrière moi, ils étaient tous debout. Tous les fantômes. Vivants et respirant. J'ai tourné la tête, et la pièce était sale et miteuse comme avant. Et j'étais seule. J'ai mis plusieurs heures à comprendre. Je pouvais quitter la pièce, courir par tout le manoir de la cave aux greniers, sortir dans les jardins. Mais je ne pouvais passer la grande grille, ni aucune des plus petites. Nos compagnons passaient et repassaient devant moi, aussi incohérents que d'habitude, aussi étrangement charnels et immatériels à la fois. J'ai tâté mes bras, mes jambes. J'existais toujours. Alors pourquoi ne m'as-tu pas vue quand tu es passé devant moi ? Pourquoi n'as-tu pas entendu ma voix ? Pourquoi n'as-tu pas senti mes mains et mes bras, qu'est-ce qui te coupait de moi, Ethiale ? J'espérais que tu m'expliquerais, que nous chercherions ensemble, mais minute après minute je te suivais en criant alors que tu m'appelais dans chaque pièce... C'est fini, tu es parti. Je sais ce que tu vois. Une ruine fumante et noircie... C'est ce que Ca veut que tu voies. Ca ne voulait pas que tu me trouves. Ca voulait t'éloigner de moi... Parce que le Manoir est intact, Ethiale. Enfin si on peut appeler intacte cette vieille baraque délabrée aux portes branlantes. Rien n'a brûlé. Juste une image fabriquée pour toi... Ca ne se serait pas laissé brûler si facilement... Et depuis je t'attends... J'erre d'une pièce à l'autre, seule celle au miroir me demeure interdite à présent. Je tripote le vieux collier, maudissant ma vanité, ma jalousie et ma bêtise... Et j'attends... J'espère. Que tu reviennes, que l'image soit dissipée. Juste pouvoir te toucher et entendre ta voix me dire à nouveau les mots secrets. Chut, petite fille. N'aies plus peur. Je suis là...